Gérard Téronnès

Article Le Monde.fr 2013

Gérard Terronès, infatigable inventeur de labels «indé» (Futura, Marge, Impro, Jazz Unité) sous couvre-chef cordouan à bords plats. Un port de tête inimitable. Des clubs comme s’il en pleuvait (du Blues Jazz Museum au Totem), des concerts ou festivals historiques – au Centre culturel Américain, au Palais des Glaces, à Massy, au Déjazet –, des tournées d’artistes, comme si tout était possible. Car la carrière de Gérard Terronès, épaulé par son épouse Odile et son fils Eric, consacrée sans partage à l’avant-garde et à toutes les possibilités des musiques afro-américaines, à tous les possibles de leurs dérivés, à toutes les possibilités de l’improvisation et du rare, ne pose qu’une question: comment ça tient? Comment ça dure? Comment dans un monde hostile, c’est là, depuis 1965?

Depuis 1965, une petite boutique de disques et la joie d’entreprendre. En 2011, jamais lassé, Terronès programme une fois par mois à la Java les concerts qu’il veut programmer. La Java, 105, rue du Faubourg du Temple à Paris 10e, est un dancing à paillettes, boule à facettes et flons-flons que hantent encore les ombres d’Edith Piaf, née juste un peu plus haut, et Django Reinhardt, né par le hasard des routes en Belgique. C’est devenu, comme vous diriez, un lieu d’«évents». Soit. Où Terronès aura-t-il déniché l’idée de reprendre ce point mythique, une fois par mois? Mystère. Seul, son chapeau cordouan à bords plats, tel celui qu’arborait Lester Young, pourrait répondre.

Toujours est-il que le dimanche 21 avril à 16 heures, jusqu’à la fin de la journée, il lui est venu l’idée baroque de célébrer les disparitions de musiciens qu’il avait aimés, produits, propulsés, tous morts sans excès de tapage dans les derniers six mois : Jef Gilson, Byard Lancaster, Jacky Samson, John Tchicai, Jean-François Canape, David S. Ware, Lol Coxhill, Sean Bergen, Ted Curson, Yusef Lateef, et aussi bien, Maxim Saury.

De Claude Barthélémy (guitare) à Sophia Domancich (piano) et Nelly Pouget (sax), le plateau aurait eu de quoi séduire n’importe quel éberlué des innovations et des drôleries de la musique. Or Terronès n’a qu’un lien aléatoire, voire cachottier, avec la publicité, la «promo» et la «com ». Il n’est pas impossible que la discrétion de cette conduite soit, au fil de ses insatiables aventures, ce qui le maintienne en vie.

Très très débridés
Des dix-sept soli, trios (Michel Edelin), quintets (formidable Simon Goubert ou François Jeanneau avec Margriet Naber, Bernardo Santacruz, Don Moye et Yolo Thchicai), isolons par pur choix et sans hauteur, des moments: le dialogue insensé de Pauvros (guitariste très électrique) et Ramon Lopez (percussions de haut vol); le FranzK Trio; et Sylvain Guérineau (ténor) avec Santacruz et Lopez.
Pauvros, du haut de ses 2,02 mètres pour une petite soixantaine de kilos, continue de veiller sur un univers sonore que personne n’a jamais exploré à ce point, passe encore, mais où pas grand monde ne s’aventurera plus, parce que ce serait comme faire du Pauvros. Guérineau, autre limonade: instituteur de la République, il continue de se vouer à la peinture et au sax ténor. Tous les musiciens de la capitale connaissent son son incroyable, sa façon hallucinante, amoureuse, amante, de traiter la musique, mais il entretient à la «com» et à la «prod» le même rapport bigleux que Terronès, bel hommage. Quant à FranzK Trio, attention: il s’agit d’une chanteuse, une vocaliste (Françoise-Franca Cuomo) en lien direct, d’inconscient à inconscient, avec Cyril Trochu et Guillermo Benavides. Un des instants les plus déchirants de tous les temps.

Pourquoi ces êtres humains, ces débrousseurs, ces pisteurs poïélitiques irrepérables, ne sont pas célébrés – on s’en fiche –, mais simplement donnés à entendre partout et sous toutes les latitudes? Mystère. Ce n’est pas notre affaire. Voir la liste des musiciens présents à la Java – du pianiste Bobby Few à qui vous voulez. Sans compter ceux, Alain Pinsolle (accordéon), Jean Bordé (contrebasse), Christian Lété (batterie), Frédéric Maintenant (piano), Eugénie Kuffler, qui auront joué très très débridés. Pour la joie de jouer. Répétons-le, la vie existe. Elle ne se sait pas toujours. Ah oui, animateur de Jazz en Liberté sur Radio Libertaire, Gérard Terronès est militant de la Fédération Anarchiste. Mais cela va sans dire.

Francis Marmande

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